Publié le 11/10/2024 à 11:53
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Un juge qui se suicide, un suspect assassiné, trois mises en examen annulées: 40 ans d'enquête chaotique ont laissé entier le mystère du meurtre de Grégory Villemin, retrouvé noyé le 16 octobre 1984 dans une rivière des Vosges.
"Un anéantissement total (...) Je me demande comment nous avons survécu", confesse Jean-Marie Villemin, le père du bambin de quatre ans, dans "Grégory" (Les Arènes), un roman graphique sorti tout récemment, comme tant d'ouvrages consacrés à cette affaire tentaculaire.
"17.765 pièces de procédure, 42 tomes, sept magistrats instructeurs", résume pour l'AFP Philippe Astruc, procureur général à Dijon, où l'enquête est encore instruite.
Le 16 octobre 1984, le corps noyé du "petit Grégory" est découvert ligoté dans la Vologne, une rivière des Vosges. "Voilà ma vengeance - Pauvre con", revendique une lettre anonyme adressée au père par un "corbeau" qui harcèle depuis plusieurs années la famille de Jean-Marie Villemin, 26 ans, et son épouse Christine, 24 ans.
L'enquête s'oriente vers le "clan" Villemin. Sous la pression de journalistes avides, dont l'un ira jusqu'à cacher un micro dans l'armoire d'un membre de la famille, Jean-Michel Lambert, juge d'instruction d'Épinal de 32 ans à l'allure d'étudiant en droit, veut briller pour son premier poste.
Et il fait vite: moins de trois semaines après la mort de Grégory, Bernard Laroche, un cousin du père, est inculpé, terme utilisé à l'époque pour "mis en examen". Le coupable semble découvert. A tel point que le père de Grégory en est persuadé et le tue, en mars 1985, alors que son cousin a été relâché quelques semaines plus tôt.
Peu avant cet assassinat, la belle-sœur de Bernard Laroche, Murielle Bolle, une adolescente de 15 ans un peu perdue, avait retiré ses déclarations accusant Laroche.
Les enquêteurs s'étaient d'ailleurs déjà tournés vers la mère, Christine. Inculpée le 5 juillet 1985, son procès aux assises est ordonné fin 1986. Mais la Cour d'appel de Dijon, à qui a été transférée l'enquête en 1987, après les erreurs de celle de Nancy, prononce en 1993 un non-lieu en sa faveur.
"La justice a été complètement lamentable. Le juge d'instruction était incompétent", résume Thierry Moser, avocat historique de l'affaire, qui défend les époux Villemin depuis 39 ans.
Le juge Jean-Michel Lambert ne peut répondre : il s'est donné la mort le 11 juillet 2017.
Le changement de parquet ne suffira pas à éviter les couacs. En 2017, c'est au tour de Marcel et Jacqueline Jacob, grand-oncle et grand-tante de Grégory, d'être mis en examen, tout comme Murielle Bolle. Moins d'un an plus tard, ces mises en examen sont annulées pour vices de forme.
Aujourd'hui, l'enquête tente de rebondir. En mars dernier, de nouvelles expertises ont été ordonnées: sur des ADN mais aussi sur la "fréquence vocale", sorte "d'ADN de la voix", des appels téléphoniques du corbeau.
Cette technique, encore très avant-gardiste, va d'abord nécessiter une étude de faisabilité, et donc du temps, mais les tests ADN devraient donner des résultats "d'ici cinq à six mois", croit Me Moser. "Je suis raisonnablement optimiste", dit-il.
"Il y a neuf ADN, auxquels il faut ajouter des mélanges d'ADN, qui n'ont pas trouvé d'identification malgré 410 confrontations à des ADN connus", explique le procureur général Philippe Astruc, se refusant à plus de commentaires.
De toute façon, "imaginer qu'une expertise va tout à coup trancher le nœud gordien est illusoire", dit-il. "C'est un élément supplémentaire à d'autres éléments", tempère le magistrat.
Des expertises, il y a en déjà eu cinq depuis 2000. Alors pourquoi d'autres? "L'ADN n'a pas dit son dernier mot", répond Marie-Christine Chastant-Morand, autre avocate des époux Villemin. "Le temps est plutôt favorable" à l'enquête "car il permet de bénéficier de l'évolution de la science".
"On peut aujourd'hui percer le mystère des pharaons. Alors pourquoi pas celui-là?", renchérit son collègue, François Saint-Pierre, pour qui il reste possible de "sauver une enquête si mal partie".
Acharnement ?
"Oui, l'ADN peut parler 40, 50 ans après", estime le professeur Christian Doutremepuich, fondateur du laboratoire de Bordeaux spécialisé dans les affaires non résolues. "Les gens travaillaient déjà bien il y a 40 ans. On savait conserver l'ADN", assure celui qu'on surnomme "le pape de l'ADN" et qui a travaillé sur l'affaire Grégory.
"Je suis un peu sceptique là-dessus", croit en revanche l'ancien colonel de gendarmerie Étienne Sesmat, premier directeur d'enquête sur le dossier. "Parce qu'on n'a pas d'ADN lié à l'affaire (du sang, du sperme) mais seulement un ADN de contact, l'ADN qu'on laisse en manipulant des objets : je vous serre la main, vous prenez un couteau, vous tuez quelqu'un, c'est peut-être mon ADN qu'on retrouvera sur le couteau", explique l'enquêteur.
Dans son nouveau livre "Les Deux Affaires Grégory" (éditions Presses de la Cité), l'ancien gendarme réaffirme qu'il est "établi" que Bernard Laroche, tué par Jean-Marie Villemin, a enlevé et tué Grégory.
En 1993, dans son arrêt blanchissant Christine Villemin, la Cour d'appel de Dijon estime qu'il existe des "charges très sérieuses" que ce soit Bernard Laroche qui ait kidnappé Grégory.
C'est aussi l'avis des avocats des époux Villemin: "Nous pensons que Bernard Laroche a enlevé l'enfant et des comparses l'ont tué".
Quarante ans après les faits, est-il encore possible de connaître la vérité? "Je ne pense pas. Elle serait déjà sortie", répond Alexandre Bouthier, avocat de Jacqueline Jacob, grand-tante de Grégory, qui dénonce un "acharnement". "Rien que les expertises ADN en 2017 ont coûté 400.000 euros" à la justice, souligne-t-il.
"Il faut continuer", répond le procureur général. "On le doit à un petit garçon, à des parents". "Il y a encore des témoins qui sont de ce monde. Il y a encore des éléments scientifiques qui peuvent concourir au dossier. Essayer de découvrir la vérité n'est jamais un acharnement", conclut-il.
(AFP / Loïc VENNIN)